Tragi-comédie crétoise en trois actes

Prologue

J’ai eu la chance de voyager très tôt hors de France. Ma première escapade remonte à mes deux ans. Bien que je n’ai que quelques images en tête, mes parents m’ont tellement ressassé les més(aventures) de ce séjour, que je suis en capacité de les raconter. Onze ans plus tard, je suis repartie avec mes parents et mon frère, sur cette île grecque. Au cours de cet été j’ai découvert la ville de Rethymon. Une révélation. Est-ce donc un hasard, si c’est en Crète que je suis allée chercher le soleil avec mon fidèle compagnon à l’été de mes vingt-trois ans ? Sûrement (ou pour des raisons de budget), mais cela reste une occasion pour faire le récit de ces trois séjours en Crète  aux anecdotes tragi-comiques.

Acte I – L’hôpital et le Minotaure

J’ai deux ans lorsque j’effectue mon premier voyage en avion. Dans les valises il y a ce clown gonflable multicolore. Il m’est très utile pour barboter dans la piscine turquoise de l’hôtel, et surtout, pour m’aventurer dans l’eau bleue de la mer Méditerranée. Je m’y amuse tant, qu’un jour, je finis par risquer de me faire embarquer au large par les vagues. Je me souviens… Je suis sous l’eau et je vois le ciel lacéré par des nuages fins. Je vois aussi les vagues transparentes qui gigotent au-dessus de moi. Je suis calme, hyper sereine. Je prends conscience de ma respiration. Je ne me débats pas, au contraire, je me laisse porter comme si j’entrais en transe, en communion avec la mer. Ce monde silencieux et mouvant m’apaise. Je reste hypnotisée quelques secondes à peine, mais l’image et les sensations se gravent quelque part dans ma mémoire. Quand ma mère, affolée, me repêche, je souris et respire tranquillement, inconsciente du danger de la situation dans laquelle j’étais.

Menthaleau
Mon pêché mignon qui causa ma perte.

Il faut se méfier de la mer mais aussi du soleil, de la chaleur, et de mon addiction au sirop de menthe. Je suis tellement droguée que je refuse de boire de l’eau. Au restaurant de l’hôtel ou aux alentours, mon père ne trouve que du sirop de grenadine. Je continue à m’exposer au soleil et à refuser de boire jusqu’à faire une insolation et être complètement déshydratée. Mes parents sont obligés de m’emmener en urgence à Agios Nikolaos, où se trouve l’hôpital le plus proche. Pour ma mère c’est un remake de Midnight Express. Aucun médecin ne parle français, et rares sont ceux qui baragouinent l’anglais. De toutes façons, mes parents n’ont presque aucune notion de la langue de Shakespeare. Ils sont contraints de laisser les infirmiers tenter de trouver ma veine. Ils piquent. Le sang gicle. J’hurle et ma mère a des idées de meurtre. Heureusement un jeune homme belge est là. Il parle grec. Sa copine a le même problème que moi. Il rassure mes parents, leur sert d’interprète et finalement, après de nombreux essais infructueux, on parvient à me mettre sous perfusion. Lorsque mon état est assez satisfaisant pour que je puisse sortir, mon père a réussi à dénicher du sirop de menthe dans une petite épicerie du quartier.

De retour à l’hôtel, tout le personnel et les clients sont là pour m’accueillir, prendre de mes nouvelles et soutenir mes parents. Un jeune garçon allemand m’offre même sa petite voiture rouge pour me réconforter. Après avoir repris des forces, il est temps de prendre le car pour se rendre à Cnossos (Knossos en grec ancien). Situé à 5 km d’Héraklion, ce site archéologique est le plus connu, et le plus grand des temples minoéens crétois. Facilement identifiable grâce à ses colonnes rouges, il est aussi associé à la légende du roi Minos, fils de Zeus et d’Europe, qui enferma le Minotaure dans le labyrinthe commandé à Dédale, construit à proximité du palais. Dans ma tête couverte d’un bob fleuri, la vision des vestiges historiques se mêle à à mon imaginaire. L’Histoire rencontre les histoires racontées par mon père, Hésiode et Homère. Je sais qu’il a été enfermé, et qu’il doit être mort depuis le temps ; les guides l’ont d’ailleurs confirmé. Pourtant j’ai peur que le Minotaure sorte subitement de sa geôle. La chaleur est plus forte que la peur. Je m’assois à l’ombre de la prison du monstre pour siroter ma menthe à l’eau.

Acte II –  De Rethymnon aux gorges de Samaria

J’ai 13 ans. Mon frère et moi sommes habitués à prendre l’avion avec nos parents une fois tous les deux ans en juillet, pour passer deux semaines au soleil à l’étranger. Cet été nous (re)partons en Crète. Entre temps j’ai fait 7 ans de natation, passé mon baptême de plongée sous-marine en Martinique, enchaîné avec un an de pratique à la piscine de l’Ecole Polytechnique, joué dans l’Atlantique. J’ai vu Le Grand Bleu,et appris que ma mère était allée voir ce film de Luc Besson alors qu’elle était enceinte de moi de huit mois. C’est donc avec joie que je retrouve la Crète et découvre Rethymnon lors d’une sortie de groupe. Les ruelles pavées, le port, les restaurants fleuris, les boutiques de vêtements, de bijoux, de produits de beauté naturels, chaque élément de cette ancienne ville vénitienne m’inspire. Son image se grave dans mon esprit. Si je retourne une troisième fois sur cette île, je séjournerai ici. C’est ce que je me promets en admirant une dernière fois Rethymnon, avant de monter dans le bus desservant l’hôtel où nous logeons.

La semaine suivante, nous participons à une randonnée dans les gorges de Samaria. La sortie commence dès l’aube. Heureusement, la Crète est le seul endroit où je suis capable de manger avant midi. Avant de partir je fais une halte au restaurant de l’hôtel. Face à la mer, entre deux grappes de fleurs fuchsia, comme chaque matin, je déguste un oeuf au plat avec des tartines grillées, des petites saucisses et un yaourt blanc arrosé de miel. Mon ventre rempli, je monte dans qui démarre. Quand nous arrivons au point de rendez-vous, il est 8h. Le petit groupe se met en route. Aucune d’heure d’arrivée n’est vraiment prévue. Cela dépendra du rythme de chacun d’entre nous. Entre les rochers gorgés de chaleur, je me promène sur la caillasse, en longue jupe blanche et baskets, suivie par des chèvres soi-disant sauvages, mais fort sympathiques. A la pause déjeuner, un groupe de jeunes Italiens a préféré délaisser l’eau pour la sangria. Ils sont déjà rouges d’ivresse avant même que les guides décident de lever le camp. Assise sur un énorme tronc gris, je les regarde derrière mes lunettes de soleil en donnant la moitié de mon repas aux chèvres. La marche reprend et se termine en fin d’après-midi à la terrasse d’un restaurant en bord de mer.

gorges de samaria
« Les portes de Fer », le passage le plus étroit (entre 3 et 4 mètres) des gorges de Samaria. Photographie de Miguel Virkkunen Carvalho.

Le départ est imminent. A l’aéroport d’Héraklion, ma tête, mon coeur et mes nerfs vacillent puis lâchent complètement. Je crie et pleure de rage de façon à ce que tout l’unique terminal de l’aéroport m’entendent. Je n’en ai rien à faire d’être mal vue, d’être taxée d’hystérique parce que je suis une fille, de Française bien éduquée parce que je râle déjà, ou d’adolescente qui fait sa crise, parce que j’ai l’air d’avoir moins de 20 ans. Je n’en ai plus rien à faire des regards et du jugement d’autrui. Ce qui m’importe là c’est que je suis dans un hangar où le système de climatisation déconne alors qu’il fait près de 40°C. Ce qui compte vraiment ce n’est pas que l’aéroport me traite de sale gamine capricieuse, mais que nous attendons depuis plus de 2h cet avion pour Paris et que c’est celui pour Düsseldorf qui arrive avant. Ce qui me révolte c’est le bordel ambiant, ces gens qui se bousculent et se foncent dedans. Ce sont ces fils d’attente inexistantes, non-délimitées, ces numéros de comptoirs qui changent aussi vite que les horaires prévus. Une fois le pic de stress passé, et les valises enregistrées, j’apprends par mon père que l’aéroport d’Héraklion serait le plus bordélique d’Europe selon un inspecteur de la douane.

Acte III – La confirmation

C’est étrange de revenir là où on a effectué son premier voyage en engin volant hors des frontières de son pays natal. Dix ans se sont écoulés entre mon dernier séjour en Crète et ce troisième voyage sur la plus grande des îles grecques. J’ai beau avoir pris l’avion seule plusieurs fois, dont plusieurs vols avec une ou deux escales, préparé différents voyages et séjours hors de l’Hexagone, le souvenir de certaines galères passées lors des vacances à l’étranger, ou simplement mon esprit un peu trop perfectionniste me fait appréhender chaque départ. Mais maintenant mes parents ne sont plus là. La personne avec qui je suis n’est jamais venue en Crète auparavant. D’ailleurs, c’est son premier voyage aussi loin de la France. Elle ne sait pas la galère de l’aéroport d’Héraklion et la conception crétoise du temps et de l’organisation. Elle ne sait pas non plus qu’on peut nous vendre un ticket pour un bus que nous ne verrons jamais, ou du moins pas sous le même numéro que celui indiqué sur le billet et sur l’écran. C’est moi qui connaît ces choses-là, qui les ai déjà vécu. J’ai déjà paniqué autrefois. Même si je suis fatiguée, à présent c’est à moi de prendre sur moi et de gérer, de demander, de chercher.

Chaque jour semble être le même, et ce n’est jamais lassant. Il s’ouvre comme la grande porte en bois de l’établissement : sur des déambulations dans la ville en compagnie de dizaines de chats et la dégustation de mets traditionnels crétois. La sieste est un rituel auquel nous ne manquons jamais de nous adonner. Nous ressortons à l’heure du goûter pour aller nager dans la Méditerranée, là où nos hôtes nous l’ont conseillé ; loin du port et de sa pollution. Entre deux baignades, nous regardons un match de foot improvisé par des enfants, et lisons des romans d’aventure et d’anticipation. Alanguis sur nos serviettes, nous profitons des derniers rayons de soleil avant de contempler son coucher dans des couleurs pastels. La plage se vide alors doucement. Nous nous laissons porter par le mouvement et longeons le bord de mer au fil que s’illuminent les réverbères et s’emplissent les terrasses des bars et restaurants. Nous y reviendrons, après avoir pris une bonne douche, pour boire des cocktails fruités, manger des hamburgers faits maison et divaguer encore un peu à la recherche de graffiti rocambolesques.

rethymnon beach
La plage de Rethymnon au bord du crépuscule.

Un soir, au beau milieu du séjour, je tombe malade à cause de la chaleur, de l’alcool et peu de nourriture dans mon ventre. La Crète a encore eu raison de moi. De minuit jusqu’à 8h du matin, je vomis sans pouvoir m’arrêter. Une décision s’impose. J’ai le choix entre aller à l’hôpital de Rethymnon en taxi, ou attendre la venue d’un docteur. Cette dernière option coûterait plus cher, mais c’est la plus confortable. J’ai déjà expérimenté l’hôpital d’Agios Nikolaos. Mon cerveau a eu la bonne idée d’effacer cet épisode sûrement traumatisant de ma petite enfance, je ne tiens pas à le revivre de manière consciente, 20 ans plus tard. Je n’ai pas non plus envie de mener une étude comparative entre les urgences françaises et crétoises, ou de savoir si ces dernières ont évolué depuis que je les ai testé au cours de l’été 1994. Nos hôtes appellent le médecin de garde. Une heure plus tard, la doctoresse m’administre un traitement de choc sous-forme de piqûre et me prescrit un arsenal de médicaments destinés aux enfants de moins de six ans… Coût de cette consultation : 100 euros (à régler en liquide). Je savoure la suite et fin de ce voyage en redécouvrant la gentillesse des Crétois, des restaurateurs attentifs à mon régime alimentaire qui m’ont fait visiter leur cuisine, à nos hôtes constamment à mes petits soins, en passant par le chauffeur de taxi qui nous a amenés à l’aéroport.

Epilogue

La Crète m’a brûlé à différentes reprises et à divers endroits. Elle a imposé sa marque au fil de ces escapades tragi-comiques espacées de plusieurs années, et aura toujours une place particulière dans mon coeur pour avoir été la destination de mon premier voyage. Durant le dernier séjour, en août 2015, le couple qui nous a accueilli, les restaurateurs, les commerçants (dont le pharmacien), et même le chauffeur de taxi, tous nous ont demandé si nous avions passé un bon séjour, ce que nous avions fait et si nous pensions revenir bientôt. Nous avons acquiescé et comme s’ils étaient des membres d’une famille lointaine, nous leur avons promis de revenir en Crète, à Rethymon avec des amis.

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